Fitna, le film de Geert Wilders sur l’islam, relance une fois encore le délicat débat sur la liberté d’expression face aux exigences du respect des religions. Les propos anti-islamiques du film qui confondent l’islam et l’islamisme à des fins politiques, nous renvoient à la nécessité de défendre les valeurs laïques et démocratiques pour mettre la société à l’abri d’une guerre des religions.
En réduisant le texte fondateur de l’islam à une arme de guère, ce film procède à une extrême politisation de la religion. Il discrédite ainsi toute réflexion laïque face au phénomène du retour de la religion dans la politique, en essor dans le monde actuel. La figure de Wilders comme défenseur de l’Occident a le mérite de nous rappeler une évidence souvent oubliée : il n’existe pas un « Occident » défenseur de la tolérance face à un Islam intolérant, mais bel et bien des démocraties séculaires et des démocrates partout dans le monde appelés à articuler la défense des libertés avec la lutte pour la laïcité.
Faut-il rappeler que c’est par l’affirmation de valeurs démocratiques séculaires que l’Occident est sorti des Croisades et de l’Inquisition ? Ce processus permit au religieux de trouver sa place auprès des croyants, affranchit l’espace de la citoyenneté de la domination des instances méta -sociales et rendit aux individus -sujets la liberté de penser, de dire et d’agir. L’avènement de ces valeurs ne mit pourtant pas un terme aux conflits de « foi », et n’y parviendra probablement jamais, car nous sommes et nous resterons des humains animés par des affections et des passions toujours susceptibles d’être manipulables dans les luttes sociales et politiques qui nous concernent tous et toutes. Les grandes guerres et massacres accomplis au nom de la « foi » religieuse et politique sont régis par des passions quasi-identiques. Aujourd’hui comme hier, ce mécanisme sert, tout autant la terreur religieuse moyenâgeuse que les totalitarismes modernes fondés sur les notions ténébreuses et régressives des fascismes ou sur des interprétations dictatoriales du socialisme. L’islamisme, en tant que nouveau totalitarisme, articule les éléments des siècles passés et présents. Devenant une idéologie politique, la religion projette, dans un monde marqué par l’avancée de la sécularisation démocratique, un schéma totalisant où les musulmans, soumis au dictat d’une identité collective définie par la religion, ne peuvent penser et agir en individus libres et affranchis des dogmes justifiés au nom du sacré, capables de proposer une lecture problématique du texte fondateur, de le mettre à l’épreuve de la pensée et de l’imagination et de lui rendre ainsi pleinement sa dimension symbolique et génératrice de sens.
L’interprétation idéologique proposée par les islamistes vide alors de sens la religion pour en faire un instrument politique au profit de la sacralisation des inégalités et des discriminations dont souffrent gravement les femmes et les hommes dans le monde dit islamique. Dans un passé récent, lors de la Guerre Froide, cette arme redoutable fut aussi utilisée par les pouvoirs occidentaux pour encercler l’ennemi soviétique d’une fameuse Ceinture verte. Il serait donc faux de parler, au sujet de l’islamisme, d’une guerre « Occident-Islam ». Tout comme il serait faux de penser que tout musulman fait de l’Islam une arme de guerre contre les non-musulmans. De la même manière, la condamnation de l’Islam à travers une seule vision affirmée comme vérité absolue, assortie de solutions telles que l’interdiction de la pratique de cette religion en Occident prescrite par le réalisateur de Fitna, n’a d’autre signification que de revenir à l’affirmation de l’Islam en tant que ciment de l’identité sociopolitique des musulmans. C’est reprendre le schéma commun des islamistes radicaux et modérés qui divisent le monde entre l’umma (la communauté musulmane) et les autres (non-musulmans). C’est revenir à la notion de « foi » dans la construction de l’espace de la citoyenneté démocratique. C’est faire table rase des acquis de la démocratie aujourd’hui gravement attaqués par deux types de discours fort répandus qui, tout en étant apparemment contradictoires, se rejoignent dans les faits. Le premier consiste à interdire toute critique de la religion au nom du respect de l’identité culturelle et cultuelle des peuples, gommant ainsi les droits des groupes et des individus composant ces derniers à la liberté de conscience et d’expression. Quant au second, sous prétexte de critique de la religion, il catégorise, stigmatise et discrimine ses adeptes en tant que simple élément d’une masse homogène, niant ainsi les groupes et les individus la composant et leurs différents rapports à la religion. Le retour à la reconnaissance de l’autonomie individuelle serait sans doute la seule issue face à ces schémas stériles, solution exigeant un cadre démocratique et séculaire. Dans ce contexte, il est urgent de réaffirmer le principe de laïcité comme seul garant de la liberté religieuse, liberté indissociable de la liberté de conscience et de la liberté d’expression. L’approfondissement de la démocratie laïque doit permettre la libre pratique des religions dans les divers lieux de culte et la libre critique de celles-ci. Elle doit permettre à la société de gérer au mieux les méfaits des sectes et des sectarismes et de prévenir les graves dangers des extrémismes.
Chahla Chafiq
Essayiste et nouvelliste, dernier article paru : « Simone de Beauvoir et l’islamisme », dans les Temps modernes, n° ۶۴۷-۶۴۸, mars 2008.
jeudi 3 avril 2008