Un autre Iran existe, par Chahla Chafiq

L’abominable spectacle des paroles et des actions liberticides et antisémites des dirigeants de l’Iran jette encore plus d’effroi quand il est dédoublé par les images diffusées sur les élections en Iran. Habitué à la confusion des termes et du langage faisant croire que les élections entièrement ficelées par le régime représentent une sorte de démocratie, le spectateur doit être conduit à des interrogations bien légitimes sur le peuple iranien : quel sens revêt sa complaisance avec cet Etat ? Les Iranien(ne)s ne seraient-ils pas un peuple à tendance fascisante ? Ou Ahmadinéjad représente peut-être le rêve de grandeur de ce peuple nationaliste et fier ?

En soulignant le soutien offert par l’Etat iranien aux mouvements islamistes de toute école, chiite et sunnite, tel que le Hamas, certains autres insistent sur l’ambition de l’Iran chiite à conquérir le monde musulman en mobilisant les mouvements islamistes du monde entier.

Il faudrait bien distinguer l’Iran et les Iranien(ne)s de l’Etat islamiste qui règne sur le pays, riposteraient d’autres. N’est-il pas vrai que l’Iran est l’héritier de la grande civilisation perse où est né, en 539 av. J.-C., « le cylindre de Cyrus » considéré, notamment par l’ONU, comme la première charte des droits de l’Homme. D’autres encore insisteraient sur le fait que ni la culture iranienne ni l’islam, notamment dans sa version chiite, ne fournit les éléments pour expliquer les agissements des islamistes au pouvoir.

Mais ces arguments contradictoires, plaidant tour à tour en défaveur et en faveur de la culture et du peuple iranien, ne résistent pas au rappel des évidences facilement oubliées ou sciemment camouflées : aucun « peuple » n’existe en dehors de l’Histoire, et l’Histoire ne s’accomplit jamais en dehors des conflits et des rapports de forces sociopolitiques au travers desquels « la culture du peuple », jamais achevée, ni figée, se forme et se transforme. Ce sont ces mêmes évidences qui font qu’on peut bien dire, sans se soucier des apparentes contradictions évoquées, qu’à l’intérieur de chaque pays, il en existe plusieurs. Oui, l’Iran Hezbollah existe, de la même façon qu’il existe un autre Iran qui résiste au Hezbollah. Un regard sommaire sur l’histoire contemporaine de ce pays suffit pour le faire ressurgir de manière nette.

En 1906 déjà, l’Iran fut la scène d’un grand bouleversement sociopolitique, nommé « révolution constitutionnelle ». Celle-ci avait pour enjeu l’instauration d’une loi constitutionnelle inspirée des lois belge et française de l’époque. Dans le conflit engagé autour de cette orientation, les forces progressistes se confrontèrent ardemment aux islamistes qui se battaient pour l’instauration complète de la Charia (loi islamique), et leur firent subir un échec flagrant. Des décennies plus tard, l’Ayatollah Khomeiny citait avec l’amertume la mise à mort de Shiekh Fazlallah Nourri, le leader des islamistes de l’époque par les forces révolutionnaires.

Bien que préservant le droit de veille et de veto des autorités religieuses, la loi issue de cette révolution instaura au début du 20e siècle un parlement et délimita le pouvoir du Chah et des Mollâs.

Le « peuple » iranien tourna encore une fois le dos aux Mollâs politisés en se rangeant du côté du docteur Mossadegh, le leader politique progressiste, et en faisant face aux désapprobations de l’Ayatollah Kashani, un influent religieux de l’époque. Le renversement du gouvernement du docteur Mossadegh, activement soutenu par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne (1953), marqua d’ailleurs un tournant important dans l’histoire politique de l’Iran qui allait évoluer en faveur des islamistes.

En effet, dans les décennies qui suivirent, ces derniers purent progressivement conquérir le pouvoir grâce aux paradoxes dominant alors la scène nationale et internationale : la politique dictatoriale du roi réprimait toute expression politique libre, tout en offrant des moyens de propagande considérables aux religieux dans le but de barrer la route à la gauche ; les pouvoirs occidentaux optaient d’une part pour un soutien actif à la dictature, tout en favorisant d’autre part les mouvements religieux dans la région pour créer la fameuse « ceinture verte » contre le danger « rouge » (l’Union Soviétique). Quant aux forces politiques protestataires, aussi bien en Iran que dans le reste monde, la majorité de la gauche et des nationalistes progressistes fut animée par un tiers-mondisme alliant l’anti-impérialisme au rejet de la démocratie et de ses valeurs libertaires estimées comme émanant des conquérants occidentaux.

Les droits de l’Homme et la liberté des femmes subirent de tragiques dommages du fait de cette confusion entre la démocratie et l’impérialisme. Ce qui conduisit la majorité iranienne d’opposition anti-dictatoriale à commettre l’erreur fatale de conclure une alliance objective avec les islamistes. Puis, arriva le temps noir de la répression sanglante dont l’ampleur tragique se déroba aux yeux du monde entier qui avait, à cette époque, le regard tourné vers la guerre entre l’Iran et l’Irak (1980-88). L’Ayatollah Khomeiny qualifia cette guerre de « don de ciel » envers le régime islamiste qui en profita bel et bien pour organiser des forces armées et policières. En se légitimant par le « martyre » de milliers de jeunes sacrifié(e)s sur le front de la guerre, le régime justifia la liquidation sanglante des milliers d’opposant(e)s en tant que rebelles à l’ordre islamique. Parmi ces derniers se trouvaient aussi bien des musulman(e)s chiites et sunnites que des personnes non–croyant(e)s et/ou appartenant à d’autres croyances (judaïsme, christianisme, zoroastrisme, bahaïsme, etc.). Beaucoup d’autres furent conduit(e)s à l’exil qui devint progressivement un phénomène intrinsèque au pays.

Cet Iran écrasé, aux multiples visages culturels et cultuels, tenta d’élever la voix par la participation massive à « l’élection » d’islamistes réformistes qui promettaient d’œuvrer pour la démocratie (1997). Or, le blocage structurel par le système totalitaire du pouvoir au sein duquel l’autorité absolue de Vali-yé Faghih (guide religieux suprême), garantie par la loi constitutionnelle et soutenue par des instances infra-parlementaires , vida de son sens ces promesses. Pire encore, cette défaillance inévitable de l’islamisme réformiste porta l’eau au moulin des propagandes démagogiques d’Ahmadinéjad qui décrocha sa piètre victoire « électorale » (۲۰۰۵) non seulement par des fraudes bien réelles et le boycott de l’« élection » par une importante partie des Iranien(ne)s, mais aussi grâce au vote des Iranien(ne)s animé(e)s et mobilisé(e)s par les propagandes du Hezbollah relayées par des troupes organisées, formées et armées.

Cette propagande qui agit quotidiennement via des institutions et des réseaux d’action répandus dans le pays, s’appuie sur un schéma simple diabolisant les ennemies externes et leurs alliés internes comme les forces agissant contre les « musulmans ». La religion est entièrement instrumentalisée pour donner corps, chair et sentiments à cette vision étriquée et attiser les peurs, les haines et les passions du peuple « Hezbollah » bien mobilisé et mobilisable.

Un vaste champ international est ouvert aux agissements du Hezbollah en tant que représentant de l’Islam politique. Car selon la version idéologique des islamistes, toute personne musulmane appartient d’abord et avant tout à l’umma (la communauté musulmane) et y puise les sources de son identité sociale, culturelle et politique. Par exemple, la cause du peuple palestinien est instrumentalisée en tant qu’enjeu de l’Islam et du « peuple musulman » dont les authentiques représentants seraient les islamistes.

En s’alliant aux mouvements islamistes du monde entier, les gouvernants de l’Iran étendent à la fois leur pouvoir et dissimulent, en revendiquant la justice dans le monde, leur cuisant échec social à l’intérieur du pays. L’avancée de cette stratégie favorise par ailleurs un certain fatalisme et défaitisme face à « l’inévitable » conquête des islamistes. Ces derniers tirent en effet les grands bénéfices des circonstances réunies au niveau international où le politique se trouve en crise sous la domination de l’économie, alors qu’au sein des pays « foyers » de l’islamisme, la corruption des institutions anti-démocratiques nourrit la misère économique et socio-culturelle pour rendre favorable le développement de cette idéologie. Dans ce contexte, la voix d’Ahmadinéjad retentit comme le cri du « peuple musulman » humilié par l’Occident dominateur. Elle étouffe au sens propre et figuré la voix des protestations de l’Iran Autre.

Oui, cet Autre Iran, en dépit de l’atomisation subie par la répression totalitaire, n’a jamais cessé de s’exprimer. Ecrasée chaque fois qu’elle s’élève, sa voix emprunte des voies indirectes. La dérision, par des millions d’Iranien(ne)s des règles et des normes imposées par les gouvernants, attribue à la vie individuelle et collective en Iran une étrangeté digne du surréalisme. La création littéraire et artistique persiste en essayant de contourner la censure. Les journaux naissent et disparaissent pour réapparaître sous de nouveaux noms.

Le régime y fait face par sa propre ruse : il profite des effets exutoires des ces soupapes pour atténuer les mécontentements, tout en maintenant la répression pour les maîtriser. Si par la force des choses, il doit laisser à cet Iran Autre certaines marges de manœuvre, il en profite cependant pour se vanter au niveau international de l’épanouissement « culturel » de l’Iran sous la « démocratie islamique ». En même temps, il maintient fermement la répression pour tracer les lignes rouges à ne pas dépasser : le mouvement étudiant est étouffé dès qu’il se relève, les manifestations calmes des femmes dans la rue ne sont nullement tolérées, la censure des livres et des journaux persiste, et l’arrestation des intellectuel(le)s suivie des cérémonies de repentance, comme dans le cas récent de Ramin Jahanbegloo, offre des exemples propres à propager la peur, ce sentiment si nécessaire au maintien de l’ordre totalitaire.

Avançant par ce double jeu, le régime iranien emprisonne de manière perverse la société civile dans le cadre de ses lignes idéologiques. Tout en renforçant l’armée du Hezbollah, il continue à épuiser les forces de cet Autre Iran dans le cercle vicieux d’un mouvement contenu dans le cadre de la loi constitutionnelle de la « République islamique », alors que le fondement théocratique du régime annule sa dimension républicaine.

Confrontée à cet impasse, les forces progressistes des femmes, des étudiants et des ouvriers en mouvement arrivent à tracer les lignes d’un l’espace public démocratique à l’intérieur du présent cadre dictatorial. Cette opération « magique » n’est rendue possible que par le réinvestissement actif de l’espace universelle des droits humains pour l’acquisition des droits égalitaires. Pour réclamer les droits, ces mouvements revendiquent l’application des conventions internationales dont l’Iran est signataire. Une campagne lancée par des féministes iraniennes pour recueillir « un million de signatures pour changer les lois discriminatoires envers les femmes » en est un exemple significatif. En prônant un universalisme pluraliste et féministe, ce type de mouvement barre la route au « relativisme culturel ». Il regroupe en son sein des féministes de différentes générations qui, en dépit de leur diversité d’opinions politiques, se donnent la main pour mobiliser la société civile dans la réclamation de l’application des conventions internationales qui soutiennent l’accès des femmes à l’égalité des droits.

En s’adressant aux références universelles des conventions internationales sur les droits humains, les mouvements démocratiques en Iran essayent d’échapper aux étiquetages stériles tels que « les droits de l’homme islamique » et « le féminisme islamique » pour insister sur le fait qu’être musulman(e) n’est pas contradictoire avec le fait d’être adepte des droits de l’Homme, de vouloir vivre dans une démocratie et d’être féministe. Qu’on peut vivre sa foi musulmane tout en refusant l’idéologisation de l’islam par la confusion entre la loi humaine et la Charia. Faisons le vœu que leur progression brise les visions figées du « peuple musulman » et de « culture musulmane »pour renforcer les forces porteuses des réels espoirs pour les lendemains démocratiques.

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Chahla Chafiq, essayiste et nouvelliste d’origine iranienne, est exilée en France depuis 1982.
Elle est l’auteure de :
Femmes sous le Voile, face à la Loi islamique, Félin, 1995
Le nouvel Homme islamiste, la prison politique en Iran, Félin, 2002
Chemins et Brouillard, Ed. Metropolis, 2005

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