C’était aux alentours de 1968, dans une petite ville du nord de l’Iran où mon père exerçait son métier de gynécologue. Sa clinique était aussi notre maison. A 14 ans, je regardais avec fascination les scènes qui se déroulaient en France : les jeunes dans la rue, les cris de liberté, les baisers et les étreintes au vu de tous. Ma tête n’était pleine que d’interrogations sur le monde et sur moi-même, que je découvrais dans ces moments de métamorphose corporelle. Confuse, je cherchais dans mon entourage les réponses à mes questions.
Je gardais les yeux grands ouverts sur tout ce qui se passait dans la clinique : là où les femmes accouchaient, avortaient, étaient amenées de force le soir de leur mariage quand le drap n’était pas taché de sang. Il m’arrivait de sauter de mon lit à ۳ heures du matin, poussée par des cris de bagarre. Je descendais les escaliers pour regarder la scène, toujours identique ou presque : des hommes et des femmes qui hurlaient et une jeune femme qui tremblait et pleurait. Les familles des mariés se disputaient l’innocence de la mariée et demandaient au gynécologue de décider. Je me souviens de la voix coléreuse de mon père et ses mots que j’avais fini par connaître par cœur : «N’avez-vous pas honte de votre barbarie ? Je suis le médecin. Je parle au nom de la science, et vous dis qu’une partie des femmes pourtant vierges ne saignera jamais, et qu’une femme peut déchirer son hymen par accident. Que cherchez-vous à prouver ? Honte à vous !» Je me souviens du visage confus des familles et des larmes de la jeune femme. La scène se terminait souvent par une discussion privée entre mon père et les mariés. Je me souviens du regard que mon père me lançait quand il terminait : «Tu vois, ma fille, être une femme dans ce pays, ce n’est pas une mince affaire.»
Longtemps après, j’ai gardé en mémoire l’expression des visages gonflés de larmes de ces jeunes femmes qui les faisait se ressembler, comme si elles n’étaient toutes qu’un seul corps, humilié, écrasé, tremblant. Bien longtemps après, j’ai compris que toutes ces scènes avaient justement pour cause que le corps des femmes, dans le système patriarcal, perd toute sa singularité pour ne devenir que le lieu commun de l’honneur du groupe.
Exilée en France, des décennies après 1968 et l’épanouissement ultérieur des mouvements de femmes qui marqua des avancées dans leur libération, j’ai retrouvé ici, à travers mon travail dans le champ de l’immigration, les mêmes faits déchirant les familles et écrasant les femmes.
L’affaire de Lille qui éclate aujourd’hui n’en est qu’un exemple. Elle a le mérite de nous interpeller sur une réalité dont l’ampleur dépasse un fait isolé. Le jugement annulant un mariage à la demande d’un époux, pour cause de la non-virginité de son épouse, pose la question incontournable de la profonde contradiction entre les valeurs démocratiques et les normes patriarcales systématiquement reproduites et valorisées par le recours au «culturel» et au «cultuel».
Le «mensonge» de la jeune femme sur sa «virginité», cause de la décision de justice en faveur de l’époux, témoigne en fait de la déchirante réalité vécue par un nombre important de femmes face à une modernité mutilée, c’est-à-dire l’acception de la modernisation sans l’intégration des valeurs modernes de l’égalité, de la liberté et de l’autonomie individuelle. Aussi, dans nombre de pays, en l’absence des valeurs démocratiques et donc du défaut d’apprentissage des normes et valeurs de l’autonomie, le processus de la modernisation, tout en changeant la condition des femmes, notamment par leur accès à la scolarisation et au travail rémunéré, n’implique pas pour autant la disparition de normes telles que l’obligation de la préservation de la virginité avant le mariage. Cette norme renvoie à la volonté de contrôler le corps et la sexualité des femmes dans le but de préserver le pouvoir patriarcal. Aussi, dans un contexte de modernité mutilée, les femmes, tout en accédant à un certain degré d’autonomie, restent néanmoins prisonnières des stratégies identitaires patriarcales qui persistent et se renouvellent. Ces dernières font du contrôle du corps des femmes le pivot de la «dignité» des hommes, des familles et de la communauté. La virginité des femmes devient ainsi le lieu de l’«honneur» de la famille et des membres du groupe familial et communautaire. Depuis des années, les acteurs de terrain connaissent ces drames. Le développement des mouvements politico-religieux contribue à la reproduction de ces situations. La diabolisation de la libération des femmes comme cause de la perversion sociale est un thème central de ce type de propagande, qui se développe avec succès là où règnent l’exclusion sociale et la misère sexuelle.
Les femmes se trouvent ainsi au centre des conflits socioculturels et politiques qui posent en dernier lieu la question de la démocratie. En France, ces faits nous interpellent sur les modalités du développement d’une réelle égalité entre les hommes et les femmes, indissociables des réflexions sur l’approfondissement des valeurs démocratiques. Cette réflexion amène à la nécessité d’interroger les dispositifs juridiques par rapport à l’égalité des sexes. En même temps, elle pose de manière urgente la nécessité d’un travail quotidien sur les situations complexes qui impliquent les individus et les familles.
Chahla Chafiq sociologue, écrivaine, directrice de l’Agence pour le développement des relations interculturelles pour la citoyenneté (Adric).
QUOTIDIEN : vendredi 6 juin 2008