Nous, femmes iraniennes, sommes considérées comme des citoyennes de seconde classe. En Iran, une grande coalition s’est constituée contre les inégalités dans la législation et contre la répression des femmes justifiée au nom « des dangers provenant de l’étranger ».
Nahid Keshavarz est une militante féministe, membre du centre culturel des femmes en Iran, et membre active de la campagne « Un million de signatures pour changer les lois discriminatoires envers les femmes ». Cette campagne a rassemblé beaucoup de défenseur(e)s des droits des femmes. N.K. a été arrêtée le 4 mars avec 23 autres femmes et libérée après 48 heures sous caution.
Junge Welt : Plusieurs groupes de féministes en Iran ont entamé la campagne « Un million de signatures pour changer les lois discriminatoires envers les femmes » : dans quels domaines de la législation les discriminations sexuelles sont-elles les plus criantes ?
NK : En droit civil et pénal, les discriminations envers les femmes sont très nombreuses en Iran. Avec le mariage, la femme perd plusieurs droits comme celui de choisir son lieu de vie, de voyager, notamment dans les pays étrangers. Même pour travailler, nous devons avoir la permission de notre époux.
La loi exige des femmes d’être soumises à leur mari. Ces mêmes lois donnent tous les pouvoirs aux hommes en tant que chefs de famille. Ils peuvent épouser plusieurs femmes. Ils ont le droit exclusif de divorcer et peuvent l’exercer quand ils veulent, tandis que les femmes ne peuvent divorcer que sous certaines conditions, par exemple si elles sont mal traitées, ou si leur ne subvient pas aux besoins du ménage, ou encore si le mari est emprisonné ou drogué. En tant que mères, elles n’ont pas le pouvoir légal d’exercer une tutelle sur leur(s) enfant(s), gérer leurs affaires financières ou décider de leur lieu de vie, ou au sujets de leurs problèmes de santé. En même temps, selon les lois, une fille âgée de neuf ans est considérée comme juridiquement responsable et, si elle commet un délit, elle peut être condamnée à mort. Conformément à la loi actuelle, les mères ne peuvent transmettre leur nationalité à leur(s) enfant(s). Ceci pose des problèmes importants aux femmes iraniennes mariées à des hommes de nationalité afghane : ces enfants qui n’ont pas la nationalité iranienne ne peuvent vivre en Iran.
Si un homme et une femme se retrouvent handicapés suite à un accident de voiture, les « dieh », les indemnités versées à la femme seront deux fois moins importantes que celles versées à l’homme. Selon la loi, un garçon hérite d’une part du patrimoine parental deux fois supérieure à celle d’une fille. Pire encore, en cas de décès du père de famille, son épouse n’a droit qu’à un tiers de l’héritage ; et dans le cas où l’époux aurait plusieurs femmes, ce tiers est partagé entre toutes les épouses. Et les femmes n’héritent jamais des terres de la famille.
La législation concernant l’adultère est un autre domaine où les discriminations sont visibles : si un homme surprend son épouse en plein acte d’adultère avec un autre homme, il a le droit de la tuer sans être poursuivi par la justice. Le témoignage d’une femme n’est pas accepté dans certains cas, et lorsqu’il est pris en compte, il vaut la moitié de celui d’un homme.
Jungle Welt : Quel est l’impact réel de ces lois sur la vie quotidienne des femmes ?
NK : L’ensemble de ces droits discriminatoires font des femmes des citoyennes de seconde zone. Les femmes n’ont aucun soutien juridique. Ces lois inégalitaires ont un impact sur la vie des femmes en général et notamment sur celle des femmes de milieu modeste et de celles qui vivent à la marge de la société. Si les femmes des classes moyennes parviennent à contourner ces lois et conservent une certaine maîtrise de leur vie, celles issues des couches populaires en sont les fatales victimes. Ces lois les emprisonnent dans le cercle vicieux de la violence dont il n’existe aucun moyen de sortir. Le niveau élevé du nombre de suicides dans certaines régions de l’Iran montre l’impossibilité de sortir de cette impasse qui résulte de la loi. Il faut bien noter que ces lois s’exercent dans un pays comme le nôtre où les femmes constituent plus de 60% des étudiantes à l’université !
Junge Welt : Que souhaitez-vous obtenir précisément par cette campagne ? Pensez-vous que la vision du gouvernement iranien pourra changer ? Ou votre but est plutôt d’augmenter la prise de conscience chez les femmes et favoriser leur mobilisation ?
NK : Notre souhait principal dans cette campagne est de vulgariser les discours égalitaires concernant les rapports hommes/femmes. Cette campagne avec sa méthode de « face à face » passe par le dialogue avec les femmes et les hommes de la rue, dans les taxis, le métro, l’autobus, pour attirer l’attention des gens sur ces discriminations et inégalités. Les militant(e)s de cette campagne, quand elles/ils sont sur le terrain pour collecter des signatures, distribuent des plaquettes d’information pour favoriser la prise de conscience. Ces petits livrets sont même distribués aux personnes qui ne signent pas le document. L’objectif de cette campagne est de faire prendre conscience aux femmes de leurs droits. Certain(e)s signataires sont devenu(e)s de membres actifs de ce mouvement. Nous espérons donc que cette campagne suivra son chemin, pourra transformer les femmes et les hommes en militant(e)s des droits des femmes.
D’autre part, aucun gouvernement ne peut continuellement rester indifférent aux revendications du peuple. La collecte du million de signatures montrera bien aux hommes gouvernants que la revendication d’égalité entre les sexes n’est pas seulement l’affaire d’une minorité mais que beaucoup de femmes et hommes demandent le changement des lois existantes.
Junge Welt : Les personnes qui acceptent de signer éprouvent–t-elles des inquiétudes ?
NK : Oui, nous vivons dans un pays au pouvoir despotique. D’où l’ancrage d’une idée fortement répandue selon laquelle le changement est presque impossible. Certain(e)s signataires ont peur que leur action leur cause du tort. En tant qu’actrice de cette campagne, je tente d’expliquer que le prix à payer pour vivre avec ces lois pour nous et nos enfants est beaucoup plus important que la prise de risque pour les faire changer. Je leur parle du fait que ces lois causent dans notre vie quotidienne des dangers bien plus importants que le prix à payer pour des activités sociopolitiques.
Junge Welt : Demandez-vous uniquement aux femmes de signer ou des hommes signent-ils également la pétition ?
NK : La pétition est signée par des hommes et des femmes. Des jeunes hommes sont nombreux parmi les acteur(e)s de cette campagne, car ils ont pris conscience de l’impact négatif de la persistance des inégalités sur la vie de tout le monde. Mes propres expériences m’ont montré que même pour des hommes avec un très faible niveau d’instruction, les inégalités comme celles concernant le témoignage des femmes auprès des tribunaux, ne sont pas acceptables. Parmi nos signataires, se trouvent par exemple de nombreux conducteurs de taxi.
Junge Welt : Combien de signatures avez-vous collectées ?
NK : Un comité spécial est chargé de dénombrer et de sauvegarder les signatures. Et tant qu’il n’y aura pas le million de signatures, le nombre de signatures récoltées ne sera pas déclaré, mais le mois dernier, un des membres de ce comité a tout de même déclaré que ce nombre s’élevait à ۵۰ ۰۰۰. Nous avons commencé la campagne il y a cinq mois (dont trois mois passés à définir les rôles des volontaires). La collecte avec la méthode de « face à face » n’a pas été facile.
Junge Welt : En dépit des fortes discriminations sexuelles dans votre pays, il semble que les femmes iraniennes soient beaucoup plus conscientes par rapport aux femmes des pays voisins. Pourquoi ?
NK : Pour répondre à votre question, il faut prendre en compte l’histoire de ces pays. L’Iran est le premier pays de la région qui a connu dès le début du XXe siècle une révolution constitutionnelle, révolution dont la revendication principale était d’établir un régime de droits et de libertés politiques et sociales. Bien que cette révolution n’ait pas permis aux femmes d’obtenir des droits, leur présence dans l’espace public devint de plus en plus importante. Des groupes de femmes sont entrés dans l’espace public en réclamant le droit à l’éducation et par la suite à l’égalité. En tout cas, il y cent ans, les femmes iraniennes ont réclamé les changements concernant leurs droits légaux et sociaux. Par ailleurs, il faudrait souligner l’existence en Iran d’intellectuelles revendiquant les idées modernes et les droits de citoyenneté. En observant l’histoire contemporaine de notre pays, nous constatons que beaucoup d’intellectuels de sexe masculin défendent les droits des femmes. Dans la première assemblée législative à l’époque de l’instauration du parlement en Iran, le député Hamedan réclame l’égalité pour les femmes et par la suite l’écrivain Dehkhoda écrit plusieurs articles à ce sujet. Il faut souligner que dans la première moitié du XXe siècle, les hommes s’intéressaient beaucoup plus aux droits des femmes qu’au moment de la révolution de 1979, au cours de laquelle les slogans anti- impérialiste ont pris le dessus sur les autres aspects de la lutte. Le rôle des femmes était alors considéré comme secondaire.
La révolution de 1979 n’a abouti à aucun droit pour les femmes et a imposé l’inégalité, mais elle a causé des transformations involontaires à ce sujet. Actuellement, plus que jamais, la condition des femmes est devenue la question du jour. Aucun parti politique ne peut ignorer le problème. Dans une société où plus de 60% des étudiants sont des filles, personne ne peut justifier l’inégalité entre les femmes et les hommes. Il me semble que tous ces phénomènes expliquent la différence entre la situation des femmes iraniennes par rapport à celle de leurs voisines. La condition des femmes en Iran est en décalage avec la culture de la société et les différents groupes sociaux en sont conscients. Bien que chez nos voisin(e)s, les discriminations sexuelles soient évidentes, cette prise de conscience et la résistance y sont moins visibles, à l’exception de la Turquie.
Junge Welt : Quels groupes sont à l’initiative de cette campagne ?
NK : La première initiative a été celle des membres du « centre culturel des femmes ». Ces dernières ont débattu de ce sujet au cours de différentes réunions avec d’autres groupes de femmes et ont pu transformer une idée en un objectif plus collectif. Puis, nous avons commencé à demander à des militant(e)s et à des personnes connues de soutenir la campagne. Cependant, ceci n’a pas été la question principale. La structure de la campagne n’est pas centralisée. Le modèle de l’organisation n’est pas hiérarchique ; elle fonctionne plutôt par réseaux. Chacun(e), par ses efforts, joue un rôle dans la campagne. Si nous regardons le site de la campagne, la plupart des auteur(e)s ne sont pas des figures renommées dans le mouvement des femmes. Plusieurs générations de femmes participent à la campagne, mais il faut signaler que ce sont plutôt celles de moins de trente ans qui portent le plus de responsabilités. Dans sa progression, la campagne a pu rassembler plusieurs groupes de femmes et les militant(e)s sont conscient(e)s de l’importance cruciale de cette coalition. Les débats entre les membres se font souvent par le biais d’Internet. Cet outil offre en effet à tou(te)s les participant(e)s les mêmes droits au sein du mouvement ; elles/ils peuvent ainsi développer leurs idées. Les revendications de la campagne sont claires et les membres sont libres de proposer leurs méthodes. D’ou l’innovation permanente des initiatives venant des nouveaux membres.
Junge Welt : Quel est votre opinion au sujet du conflit iranno-américain ? Ne craignez-vous pas que vos efforts soient instrumentalisés par les pouvoirs occidentaux ?
NK : Comme la plupart des citoyen(ne)s, je suis inquiète au sujet de ce conflit et j’ai peur de la guerre. Je pense que les deux gouvernements mènent une politique qui n’est pas dans notre intérêt et qu’ils ne nous laissent aucune possibilité d’action. Cela fait cent ans que nos revendications continuent à être ignorées sous prétexte des dangers extérieurs ou de la primauté d’autres problèmes. Je crois bien que ce n’est pas notre lutte pour acquérir nos droits qui complique la position de l’Iran et l’affaiblit dans le conflit international, mais au contraire, le problème provient de la négation de nos droits. Nous devons continuer notre lutte pour le changement et ne pensons surtout pas que cette lutte va être instrumentalisée par les pouvoirs occidentaux pour leurs intérêts. Nous subissons une forte pression, tout acte protestataire est réprimé de la manière la plus brutale. Par exemple, 33 de nos membres ont été arrêtées devant le Tribunal Révolutionnaire le 3 mars 2007. Nous avons un vrai besoin de soutien. Or, nous ne réclamons pas ce soutien auprès des Etats occidentaux. Nous cherchons du soutien auprès des défenseur(e)s des droits des femmes et humains qui considèrent que la question des droits humains dépassent les organismes étatiques.