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CELLES QUE L’ON A TROMPEES

TRADUCTION D’UN REPORTAGE PARU DANS EMMA FIN AVRIL 1979

Par Alice Schwarzer

samedi 31 octobre 2020

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Les jeunes hommes sont rayonnants. Look guérilla, fleur au fusil – c’est comme cela qu’ils défilent : des héros de la révolution se rendant par milliers au premier grand défilé militaire. L’ancienne dictature est morte, les nouveaux maîtres affichent leur puissance. Le spectacle a dà» être tout àfait analogue au Portugal, àCuba, en Algérie.

Ils ont été mes premières rencontres sur le chemin entre l’aéroport de Téhéran et l’hôtel. Quand je les ai vus, je n’ai pu m’empêcher de me dire que quelques semaines plus tôt encore, c’étaient des femmes qui marchaient aux premiers rangs des manifestations. Enfouies sous leurs voiles. Ce fut aussi le cas le 8 novembre 1978, le tristement fameux « vendredi noir  » où, pour cette seule journée, 4000 opposants au shah furent exécutés, dont 700 femmes. À l’époque Die Welt ecrivait : « Maintenant, ils tirent aussi sur des femmes.  » À l’époque, les violations des droits de l’homme, la torture et la discrimination dont se rendait coupable le shah, ce pro-occidental, n’étaient pas un sujet digne de ce nom aux yeux de larges parties de la presse occidentale.

Aujourd’hui, les « pauvres femmes iraniennes  » et leur « contestation désespérée  » font soudain fureur dans une presse qui ne consacre jamais, d’ordinaire, la moindre ligne ni a fortiori le moindre grand titre aux mouvements menés par les femmes dans leur propre pays. Pourquoi ?

Pour nous montrer que chez nous, les femmes peuvent s’estimer heureuses de ne pas devoir marcher voilées ? Pour discréditer un régime sous lequel les gens ne seront pas libres, surtout pas les femmes, mais qui, pour beaucoup, sera plus vivable que le précédent ?

Ce sont ces questions, et bien d’autres encore, qui se posaient àmoi avant le voyage. Mais autant il semblait difficile de porter un jugement àdistance, autant il était certain que quelque chose d’inouï se produisait ici : pour la première fois, dans l’histoire récente, les femmes, même àl’heure zéro, posaient la question de leur destin ! Pour la première fois, dans un instant historique aussi dramatique, les femmes apportaient la preuve publique nous ne sommes pas disposées àaccepter des privations de liberté supplémentaires !

Le voile est devenu un symbole tragique : jadis signe du combat contre l’occidentalisation obligatoire, il est aujourd’hui le symbole d’une nouvelle soumission. Il arrive ainsi que des femmes qui portaient jadis le voile en protestation contre le shah descendent aujourd’hui dans la rue pour protester contre le voile.

Ce sont des choses que nous avons comprises au cours de ces trois journées. Nous : les dix-huit femmes du « Comité de défense des droits des femmes  » fondé àla hâte àParis. Venues, sans être invitées par personne, mais pour répondre àl’appel au secours de quelques femmes iraniennes.

Dès l’aéroport, nous avons été reçues par un groupe de correspondants étrangers étonnés. Jusqu’au dernier moment, ils ne s’étaient pas attendus àce qu’on nous laisse seulement entrer dans le pays. Surtout pas ce matin du 19 mars où, sur le même lieu et àla même heure, Kate Millett avait été expulsée vers l’Occident après vingt heures de rétention.

À son arrivée àParis, cette féministe américaine qui – invitée par des homologues iraniennes – avait participé activement, dix journées durant, àdes meetings et des manifestations, parla ensuite de « l’expérience la plus terrible  » de sa vie et de « l’État policier  » qu’était l’Iran (selon la citation qu’en a faite quatre jours plus tard l’édition internationale de Kayhan, le plus grand quotidien du pays).

Des mots durs, qui ont peut-être aussi contribué àce que nous, les femmes du comité, ayons été traitées d’abord avec une certaine réserve, mais ensuite avec une prévenance aussi soudaine que remarquable – jusqu’àêtre reçues auprès des chefs politiques et religieux du pays, chez les ayatollahs Taleghani et Khomeini, ainsi que chez le Premier ministre Bazargan.

À mon retour, on m’a souvent demandé ce que ces messieurs nous avaient dit. Eh bien, la même chose que d’habitude. Il faut dire qu’il existe deux sortes de patriarches en Iran : ceux qui n’ont aucune inhibition, àsavoir les religieux qui, àl’instar de Taleghani, se contentaient de nous répondre, quand on les interrogeait sur les droits de la femme : « Le premier droit de la femme est celui d’avoir un époux, le deuxième est le droit àla maternité  » ; et en deuxième lieu, les tacticiens, comme le Premier ministre Bazargan, qui se dit « bien entendu  » pour l’égalité, mais esquive tout ce qui est concret et se réfère volontiers, pour le reste, àla « différence naturelle  » : « L’homme et la femme sont complémentaires.  » Cela ne sonne pas différemment àTéhéran qu’àBonn.

Ce qu’il y a de remarquable, dans ces rencontres, ce n’étaient sans doute pas les mots échangés, mais le fait qu’ils aient été prononcés : que les chefs de gouvernement aient reçu, par temps de crise tumultueuse, dix-huit étrangères qui avaient publiquement annoncé àleur départ qu’elles venaient poussées par l’inquiétude que leur inspirait de la situation des Iraniennes. Un geste qui, sans aucun doute, n’avait pas pour seul but de soigner l’image de marque du pays àl’étranger, mais aussi d’apaiser la situation àl’intérieur de ses frontières. Car les nouveaux gouvernants avaient été un peu trop vite en besogne, ils avaient pris bien trop vite leur place sur le trône en attribuant aux femmes de simples strapontins.

Et les femmes iraniennes elles-mêmes, qu’en pensent-elles ? Seule une minorité est inquiète, la majorité fait confiance aux nouveaux détenteurs du pouvoir. Nous l’avons vu très clairement au cours de ces trois jours pendant lesquels nous avons rencontré de nombreuses femmes issues des camps politiques les plus divers.

Voici Kateh, la féministe qui avait déjàpeur de se rendre dans notre hôtel surveillé par les gardes de Khomeini. Nous les avons rencontrées en cachette, elle et ses amies, dans des appartements toujours différents. Ces femmes sont, presque sans exception, revenues d’exil il y a quelques semaines ou quelques mois, elles se font de l’émancipation une image importée d’ailleurs. Et pourtant elles aussi sont pro-Khomeini (« Nous le vénérons toutes beaucoup en raison de ce qu’il a fait pour l’Iran  ») et considèrent également que la libération de la femme et la foi islamique sont compatibles. (« Il n’y a rien contre les femmes dans le Coran  »).

Il y a cette étudiante vêtue àl’européenne que nous avons rencontrée sur le campus universitaire et qui, interrogée sur le voile, a répondu : « Et alors ? Si ça plaît aux femmes… Ce qui compte, maintenant, c’est la Révolution, et rien d’autre.  »

Il y a l’enseignante de français, une Persane dont nous avons fait la connaissance dans la rue, par hasard, dont la mère, déjà, ne portait plus de voile et qui pour sa part ne portait le tchador qu’au cours des manifestations contre le shah. Le 8 mars, elle a été l’une des femmes qui sont descendues spontanément dans la rue contre l’obligation de porter le voile et la nouvelle restriction des droits des femmes. Mais cette fois-ci, elle nous dit en hésitant : « Tout cela n’a plus tant d’importance. Nous devons commencer par construire notre pays.  »

Il y a les jeunes filles qui se promènent en gloussant dans la rue et dont on voit encore les jeans et les tennis aux couleurs vives briller sous un tchador qui descend jusqu’àla cheville. Parallèlement, dans le journal, on apprend que les épouses des ministres cabinet de Bazargan auraient déclaré n’avoir jamais porté le voile et ne pas avoir non plus l’intention de le faire àl’avenir.

Et voilàles femmes de l’Union islamique des femmes entièrement voilées, qui vient tout juste d’être fondée. Elles aussi ont participé àla réussite de la révolution, et souvent les armes àla main. Elles aussi ont espéré obtenir une pleine égalité des droits dans la vie politique et professionnelle (« Nous pouvons très facilement imaginer qu’une femme devienne un jour Première ministre de notre pays !  ») Et pourtant, se conformant entièrement àla version masculine officielle, elles considèrent les protestations de femmes du 8 mars comme des complots de la Savak (le service secret du régime du shah) et de la CIA.

Et toutes – qu’elles luttent àprésent pour ou contre le voile – seront bernées ! Elles fourniront un nouvel exemple tragique de l’oubli auquel sont condamnés les gens qui ne luttent pas pour défendre leurs droits. Mais le jour où elles s’en rendront compte, il sera trop tard. Car, trop crédules, elles se seront laissé ravir leur contestation. Et elles n’ont pas d’organisation spécifique, leur impuissance apparaît d’ores et déjà. Au cours des semaines qui ont précédé la chute définitive du shah, des Persanes ont déjàposé publiquement cette question : Que deviendrons-nous ensuite, nous, les femmes ? La réponse ne s’est pas fait attendre longtemps. Alors qu’avant le changement de pouvoir, ils s’efforçaient encore de trouver des formules diplomatiques, les ayatollahs n’ont pas perdu de temps une fois arrivés àleurs fins. L’ayatollah Shariatmadari, connu comme un « libéral  », a porté le premier coup : il a déclaré àKayhan que dans une République islamique, les femmes ne pourraient plus être juges, car elles étaient notoirement trop émotionnelles.

Vingt-quatre heures plus tard, dix femmes juges réfutaient énergiquement cette idée dans le même journal, et quelques jours plus tard, le minuscule groupe des féministes de Téhéran, qui compte au maximum quelques dizaines de militantes, publiait une petite annonce dans Kayhan. Pour la « Journée internationale de la femme  », le « comité d’organisation du 8 mars  » tout juste créé cherchait des compagnes de lutte. « Nous pensions que cela pouvait être un début », dit Kateh.

Réaction : environ quarante lettres, trois cents femmes lors de la première réunion, le 24 février, et… les premières difficultés. Pour leur deuxième réunion, les femmes n’avaient déjàplus de salle. Argument : « Le Coran interdit le 8 mars.  »

Et dès cette époque se produisit ce qui constituait l’agression la plus spectaculaire qu’on ait jusqu’àce jour jamais lancée contre les femmes. Depuis la « ville sainte  » de Qom, Khomeini proclama de nouveau l’obligation de porter le voile, l’abolition de la mixité et l’annulation de la loi sur la famille qui, du temps du Shah, avait rendu le divorce au moins théoriquement possible, régulé d’une manière àpeu près équitable les rapports patrimoniaux entre les deux siècles et autorisé les hommes àavoir « seulement  » deux femmes au lieu de quatre.

À partir de ce jour, les présentatrices de la télévision parlèrent vêtues d’un voile...

Il ne manquait plus qu’une étincelle pour que l’explosion ait lieu. Ce fut au matin du 8 mars. Justement. Ce jour-là, on interdit àdes milliers d’employées de bureau l’accès àleur poste de travail : « Commencez par rentrer chez vous et habillez-vous décemment, plutôt que de vous promener nues.  » « Nues  », cela voulait dire : sans voile. Quelques femmes furent aussi physiquement agressées. Des fanatiques leur coupèrent les cheveux.

Une heure plus tard déjà, entre 20 000 et 30 000 femmes défilaient dans les rues de Téhéran. Elles scandaient : « Nous sommes des Iraniennes et nous ne nous laisserons pas enchaîner plus longtemps !  » et : « Sans la libération des femmes, la Révolution n’aura eu aucun sens.  » Ou encore : « Nous n’avons pas lutté contre l’ancienne dictature pour nous soumettre àune nouvelle.  »

Les gardes de Khomeini tirèrent. Non pas sur les femmes, cependant, comme on l’a rapporté àtort dans la presse allemande, mais en l’air et pour la protection des femmes, que des hommes épars attaquaient, frappaient et tiraient par les cheveux. La réponse : « Nous n’avons pas peur !  »

Ce premier mouvement de contestation était encore totalement euphorique ; ces compagnes de combat, qui n’étaient pas nées de la dernière pluie, avaient la certitude qu’on finirait par les entendre.

Le lendemain matin, vendredi, sit-in sur le campus universitaire. Malgré la pluie, aucune femme ne porte de foulard. Le samedi, elles sont 50 000 àla manifestation. Beaucoup fument, y compris parmi les non-fumeuses. Une manière de protester contre l’exhortation de l’ayatollah Khomeini : « Une femme iranienne ne fume pas dans la rue  » (des mots familiers aux oreilles allemandes…).

Le lundi 12 mars, le mouvement de contestation féminine avait déjàatteint les villes de province, jusqu’au Kurdistan. Et tout d’un coup – quelle surprise ! –, du mollah (les prêtres islamiques) au fedayin (les révolutionnaires non religieux), ces hommes dont les divergences étaient très rapidement apparues au cours des premières semaines faute d’ennemis communs, tombèrent subitement d’accord : « La contestation des femmes doit s’arrêter ! Elle nuit àla Révolution islamique et ne profite qu’àla Savak et la CIA.  » (Làencore, c’est un air bien connu pour tous ceux qui ne se montrent pas conciliants, mais cohérents en temps de transformation : peu importe qu’il s’agisse des matelots de Kronstadt pendant la Révolution russe ou des femmes de Téhéran pendant le changement de régime iranien.)

Evidament : Un homme, une parole. Et les femmes ? Elles ont obéi. Une fois de plus. Elles qui étaient habituées àse battre ont été convaincues ou intimidées. Certaines étaient aussi désespérées. Comme cette lycéenne qui s’est tranché les veines le matin du 13 mars. Ou encore la secrétaire divorcée qui était assise àcôté de moi sur le vol retour et me confia, proche d’Athènes : « Je suis en fuite. Je ne reviendrai pas. J’ai peur.  » Seule une minuscule minorité, quelques milliers de femmes, peut-être, comprend le caractère désespéré de la situation. Elles ne se sont pas laissé berner non plus par la manÅ“uvre tactique de l’ayatollah pris par surprise : ce qui est obligatoire, a-t-il dit, ce n’est pas de porter le voile, mais uniquement « des vêtements décents  » – quoi que cela puisse signifier. Elles sont des centaines de milliers semblables àcette enseignante de français, mi-optimistes, mi-résignées. Mais la grande majorité des Persanes est profondément enracinée dans la foi islamique et fait pleinement confiance aux nouveaux maîtres du pays. Pour le moment.

Ils sont représentés par l’Union islamique des femmes, avec les représentantes desquelles nous nous sommes longuement entretenues un matin. Dans ce cercle, ce sont les traditionalistes qui ont la parole. Leur porte-parole est Azam Taleghani, partisane du tchador, fille de l’ayatollah homonyme et héroïne de la résistance armée. Zahrah Hejazi, la fille de Bazargan, qui, au contraire de la plupart des Iraniennes de ce cercle, est vêtue àl’européenne et a noué un foulard aux couleurs vives avec une improvisation visible, fait preuve d’une retenue flagrante et ne prend la parole que pour traduire.

Presque toutes ces femmes ont du reste une activité professionnelle, ce sont des médecins, des enseignantes, des chimistes. Cela aussi est devenu clair : pour ce qui concerne la question des femmes, les camps, en Iran, se répartissent moins en cultivés et analphabètes, ou en ville et campagne, qu’en personnes contaminées par l’Occident et prisonnières de l’Orient. Elles m’ont tellement impressionnée, ces femmes de l’Union, assises devant moi, le visage digne et fort. Elles croient àla réalisation d’une société sans classe en Iran, àla fin de l’oppression et de l’exploitation. Elles croient qu’elles vont, y compris dans le futur, participer de manière déterminante àla société. Tahez Labaf, médecin et mère de deux enfants, se réfère trois fois de suite àJean-Paul Sartre dans la définition qu’elle donne de la liberté humaine. Mais dans le même temps, elle défend imperturbablement le droit de l’homme àla polygamie (avec des exemples numériques et presque touchants comme : Quand, après une guerre, peu d’hommes… Ou encore : Comme cela, les enfants ne se retrouvent plus àl’orphelinat. Ou encore : Ça permet aux femmes vieillissantes de ne plus être aussi solitaires...). C’est aussi Tahez qui nous confirme aimablement l’exécution des premiers homosexuels. « L’homosexualité transgresse l’islam parce qu’elle est dirigée contre la société ; elle n’est que désir, et non expression d’un souhait d’enfant.  » Ces femmes, dont un certain nombre ont été torturées dans les geôles du shah, nous expliquent en détail comment, àl’avenir, la bastonnade sera appliquée « en cas d’épisode unique  » d’homosexualité, et la peine de mort « si cela devient une habitude  ». Pour les hommes et les femmes. En toute égalité. « Pour nous, Iraniens, l’oppression exercée par le shah venait de l’extérieur, elle était tellement manifeste et violente qu’il était possible de se défendre contre elle. Mais l’oppression religieuse vient du peuple lui-même et la majorité des Iraniens l’approuve aveuglément, car ils n’ont trouvé que cette forme de rébellion contre une tyrannie effroyable.  » C’est ce qu’écrivait l’Iranienne Anoucha Hodes dans le dernier numéro d’EMMA. Comme elle a raison.

Elles se croient si fermement ancrées du côté des justes qu’elles ne discernent même plus l’injustice. Et l’Occident ne leur a jamais offert d’alternatives. L’apparente libéralisation au temps du régime du shah n’était qu’une carricature. Que le père du shah fasse jadis arracher le tchador du corps des femmes ne valait pas mieux que le nouveau diktat de Khomeiny. Et d’une manière générale, l’arrogance des chrétiens qui veulent rejeter tout ce qui est islamique en le qualifiant de « médiéval  » est difficilement supportable. Car tout ce qui islamique n’est pas mauvais. Ça n’est pas aussi simple que cela.

Farideh Ahmadian, de l’Union des Femmes, me raconte ses expériences en France, où elle a vécu quatre ans avec son mari. Même là-bas, cette femme profondément croyante n’a pas ôté son tchador, ce qui lui a valu railleries et moqueries de son entourage. « Un jour, au réfectoire, ils sont même allés jusqu’àme renverser un yaourt sur la tête et àtirer sur mon voile.  » Pourquoi Farideh s’y accroche-t-elle àce point ? « Parce qu’Allah le veut ainsi  » – une réponse que nous n’avons cessé de rencontrer, où que ce soit, àun moment quelconque de nos entretiens… Et Farideh reprend : « Parce que je ne veux pas être un objet sexuel ! Je voudrais que les hommes me respectent !  »

Je suis invitée chez Farideh le lendemain, pour le Nouvel An islamique. Son mari, un physicien, est en mission. Elle est femme au foyer et mère de deux enfants. Sa lumineuse maison de plain pied se trouve dans les quartiers privilégiés du nord de la ville. Contrairement àtant d’autres, dans ce pays impitoyablement exploité par le shah, elle n’a pas àloger àhuit ou douze personnes dans vingt mètres carrés.

Farideh est très gaie, ce jour-là. « C’est notre première fête du Nouvel An islamique ! Il y a un an, àcette heure-là, c’était encore le shah qui parlait et mon frère était en prison…  » Farideh était l’une des femmes qui marchaient au premier rang le Vendredi Noir – sa petite fille au bras, un couteau de cuisine sous le tchador.

Farideh dit : « Ma maison, c’est mon paradis  » – et je la crois. Elle a une foi si profonde, elle est tellement àl’abri des doutes qu’elle passera probablement toute sa vie dans le dévouement et l’humilité – et pourtant, àsa manière, elle sera heureuse. À moins qu’elle ne soit l’une de celles qui se réveilleront un jour et comprendront qu’on les a trompés ? Et qui, ensuite, se rappelleront leur ancienne tradition combattante ? Farideh croit dans le droit qu’ont les femmes d’exercer une activité professionnelle, et n’insisterait pourtant jamais pour qu’elle ne fasse. Elle ne voit pas non plus les intérêts économiques de l’Iran, qui compte déjàtrois millions de chômeurs et va donc tenter de faire rentrer les femmes àla maison.

Et qui est censé l’empêcher ? Ceux qui font la loi, dans ce pays, ce ne sont ni les femmes, ni les ouvriers, ni les intellectuels. Ce sont les baazaris – les petits commerçants – et les religieux. Les mollahs occupent tous les postes stratégiques, ils président aussi les cellules ouvrières tout juste créées dans lesquelles on trouve, du reste exclusivement des hommes, cela s’entend. Bien qu’il existe aujourd’hui deux millions d’ouvrières en Iran.

Cela ne m’empêche pas de passer des heures joyeuses avec Farideh. Sur beaucoup de points, je peux si bien la comprendre. Dans d’autres domaines, elle est désarmante : que puis-je répondre àl’argument : « Allah le veut ainsi ?  »

À la porte, elle me dit trois fois, au moment de partir : « Allah est grand  » – Allah o Akbar. Et je sais qu’elle aussi sera trompée par les disciples d’Allah. Car Farideh et ses sÅ“urs étaient assez bonnes pour mourir pour la liberté. Mais elles ne le seront pas assez pour vivre en liberté.

EMMA 5/1979 

Alice Schwarzer : Sous le voile... Iran 1979

C’était une assemblée très hétéroclite qui avait fait le voyage en Iran sous le nom de « Comité de défense des droits des femmes  ». Quinze Françaises, une Italienne, une Égyptienne et une Allemande (moi). Quelques féministes, quelques femmes issues de groupes de gauche, une mairesse socialiste, quelques professionnels qui se déplaçaient surtout pour leur métier (pour écrire et photographie). Rien d’étonnant àce que toutes ces femmes aient pu s’accorder sur un seul dénominateur commun, l’idée qu’en Iran, l’heure n’était pas àl’émancipation de la femme, mais qu’au-delà, elles aient eu et conservé des points de vue et des attitudes tout àfait différents, en Iran comme dans leur propre pays.

C’est ensuite la question du voile qui a provoqué un éclat : la délégation devait elle ou non se rendre elle-même voilée àl’audience de l’ayatollah Khomeiny ? Après un premier débat au cours duquel le ton était monté très vite, deux camps se firent face jusqu’au bout et sans concession : les unes étaient pour le voile, en prenant pour argument le fait que c’étaient les mÅ“urs locales et que nous choquerions une bonne partie des millions d’Iraniennes si nous osions nous présenter tête nue chez l’ayatollah. Les autres étaient contre le voile et défendaient l’idée que, premièrement, nous n’étions pas des musulmanes et que nous ne vivions pas voilées chez nous, et que, deuxièmement, nous voir nous y plier serait reçu comme une gifle par toutes les femmes qui protestaient àl’époque contre le voile obligatoire.

Il s’avéra peu àpeu que derrière ces mots se trouvaient aussi deux concepts politiques. Dans le premier, c’était « servir le peuple  », ne pas faire ce que l’on considère soi-même comme juste, mais ce dont on pense que les autres le désirent. Dans le deuxième groupe, le concept féministe qui voulait qu’on parte de soi, qu’on ne se renie pas soi-même et qu’on se fie àla compréhension des musulmanes voilées. Le débat sur le voile atteignit un sommet dramatique quand Leila, la metteuse en scène égyptienne, l’unique musulmane du comité, fondit en larmes vers deux heures du matin et se lança dans une quasi-plaidoirie : « Je vous en implore, n’allez pas voilées chez ce patriarche. Si vous le faites, vous piétinerez toutes les femmes islamiques qui luttent contre ce rabaissement.  » Les camps ne se réconcilièrent pas. Pour finir, les femmes opposées au voile se résignèrent : elles étaient six, elles étaient minoritaires, et j’étais l’une d’entre elles.

Trois partisanes du voile (une collaboratrice du quotidien parisien de gauche Libération, Claire Brière ; une rédactrice de l’hebdomadaire libéral de gauche français Le Nouvel Observateur, Katja Kaupp ; et la marxiste italienne non dogmatique Maria-Antonietta Macciocchi) partirent voilées pour Qom le lendemain matin. Le leader chiite les fit attendre huit heures, les reçut cinq minutes, ne répondit àaucune des questions qui lui avaient été posées préalablement en persan et se contenta de proclamer : « Je suis heureux que vous souteniez le combat du peuple iranien.  » Bénédiction, départ.

Le lendemain, lorsque je racontai notre discussion àFarideh qui, en raison de sa foi, n’avait jamais marché qu’en tchador dans la rue, y compris pendant ses quatre années de séjour en France, et lui demandai ce qu’elle en pensait, Farideh se mit àrire et répondit : « Mais c’est grotesque. Enfin, vous n’êtes pas des croyantes. Personne n’attend ça de vous.  » Dans notre cas, en tout cas, ce n’étaient pas des contraintes extérieures. Plutôt intérieures.

EMMA 5/1979

Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni

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